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Depuis plus de dix ans, Benoît Prévost consacre une partie de son travail de recherche à l’étude de la Haute Vallée de l’Aude en menant diverses enquêtes comparatives. C’est dans ce contexte qu’il a dirigé la partie recherche du projet“ Alimentation et Agroécologie, moteurs de la transition écologique”, porté par la coopérative de transition écologique Audyssées.

Ce projet, financé par la Fondation de France s’est avéré particulièrement complexe à mener, notamment à cause des logiques même des appels à projets, ainsi que de leurs calendrier qui évoluent à des rythmes qui ne sont pas forcément en résonance avec les réalités de la recherche action, renvoyant à un questionnement important : comment financer de manière sécurisée ce type de recherche action sur des territoires comme la Haute Vallée de l’Aude ?

Le projet a également été marqué par une année d’émergence non suivie directement d’une deuxième année opérationnelle, et qui a nécessité un intervalle non financé d’un an. Cette interruption a considérablement ralenti la dynamique du projet, tant sur le plan territorial — avec le désengagement de nombreux acteurs locaux — que sur le plan interne, où la figure centrale, Emmanuel Raison, clé de voûte du projet, a été contraint de se retirer pour trouver un emploi.

À la reprise, la Fondation de France a demandé de recentrer le projet sur la participation citoyenne et d’abandonner la partie du projet concernant le travail des sols, qui consistait à accompagner les paysans dans une démarche d’auto-analyse. Cette initiative permettait des tests en conditions réelles et visait à adapter les connaissances académiques aux réalités concrètes des territoires et des pratiques paysannes.Cette démarche, qui équipait les agriculteurs de techniques leur permettant d’ajuster leurs pratiques en faveur de l'acceptabilité de la transition écologique, a dû être arrêtée, malgré son potentiel d’impact significatif dans un milieu souvent réticent au changement, l'acceptabilité de la transition écologique ne repose que sur le fait que chacun puisse se sentir acteur de celle-ci. Cette partie expérimentale a été reprise dans un autre contexte par des acteurs de la Maison Paysanne, la réintégrant dans le milieu professionnel militant qui porte en même temps une grande technicité et compétence, mais aussi un milieu plus spécifique et donc moins ouvert sur de nouveaux acteurs. Il en reste que l’élan créé par l’année d’émergence a eu une répercussion très positive sur la suite des activités liées à l’agro-écologie sur le territoire

Pour le moment, le travail sur les communs, notamment les communs de semences, a également été mis en attente. Ce pan du projet, qui englobait des réflexions sur le compost et l'approvisionnement de la restauration collective, a commencé à mettre en lumière la nécessité de considérer la filière alimentaire dans son intégralité, du sol à l'assiette, pour améliorer les sols et soutenir la transition écologique.

Toutes ces expérimentations autour du concept de socio-écosystème ont illustré l’idée que l'environnement n'est pas une entité isolée mais fait partie intégrante d'un système en interaction constante et en transformation perpétuelle. Ce système reflète à la fois notre identité individuelle et notre organisation sociale, ainsi que nos interactions avec l'écosystème que nous modifions sans cesse.

Cette approche a été particulièrement pertinente pendant l’année d’émergence, car elle a favorisé une prise de conscience collective de notre capacité à agir et à être des acteurs de transformation en faveur de la transition écologique.

De cette prise de conscience a émergé la question fondamentale de la justice sociale et de la conception d’un territoire juste. Cette interrogation a ouvert des espaces de débat, engendrant une réflexion sur la nature de la démocratie et ses implications, ce qui constituait l'un des objectifs initiaux de l'année d'émergence du projet.

Cependant, la mise en place de ces espaces de débat a été entravé à la fois à cause des effet COVID et post COVID qui ont démobilisé et fragilisé les liens sociaux et conduit à une forme d’épuisement mental, mais aussi par la faible coopération entre les différents acteurs locaux, y compris les associations et coopératives, ce qui a réduit la participation et l'efficacité de ces réunions.

Cette absence de coopération entre les structures est également exacerbée par une logique de concurrence, alimentée par les systèmes de financement et les appels à projets, qui pousse les structures à travailler en silos plutôt qu’en collaboration. Cette logique de mise en concurrence sur des territoires comme celui de la Haute Vallée de l'Aude pose de nombreux problèmes lorsqu’il s’agit d’avancer pour l'intérêt général. Cette situation est observée sur de nombreux territoires et la coopération suppose d’accepter de ne pas toujours avoir la bonne vision des choses, et de ne pas être soi-même le héros de la transition écologique, malgré que l’organisation sociale nous pousse à avoir ces égos surgonflés et surdimensionnés.

Globalement, le mouvement socio-écologique, comme de nombreux mouvements politiques, souffre d'une fragilité qui pourrait être surmontée par une union plus stratégique des forces.

Une telle coopération entre les acteurs permettrait d'espérer un avenir plus prometteur, dépassant les perspectives souvent sombres envisagées à court terme

L’ENQUÊTE

En accord avec les souhaits de la Fondation de France, les objectifs du projet ont été recentrés sur le rôle et les modalités de l’implication citoyenne. L’ensemble des actions entreprises ont abouti à la réalisation d'une enquête approfondie, mais une problématique majeure s'est rapidement manifestée : les enquêtes ont été principalement diffusées à travers les premiers réseaux établie par le PTCE, c’est à dire des gens qui ont à un moment donné, élaboré une vision commune du territoire et qui ont entraîné avec eux des gens avec des perspectives assez proches.Cette méthodologie a introduit un biais notable, rendant les résultats peu représentatifs de l'ensemble du territoire. Ce biais a été confirmé par les enquêtes réalisées lors des premières conventions de l’alimentation menées par Audyssées.

Cependant, une opération de sensibilisation menée par la coopérative Audyssées et les Imaginaires en transition a permis d'atteindre un public différent, notamment les parents d'élèves. Bien que seulement une soixantaine d'élèves aient répondu au questionnaire, la participation des foyers a été impressionnante, avec 157 réponses reçues.

Cela démontre que l’alimentation, au cœur même de notre existence, est une porte d'entrée vers une multitude de questions cruciales : écologiques, agricoles, territoriales, politiques, sociales et économiques. L’alimentation étant la base même de notre capacité à vivre, elle permet de tout interroger.

Les enquêtes ont d'abord examiné comment les répondants perçoivent le territoire, leur place au sein de celui-ci, les défis qu'ils identifient et leur capacité à y répondre. Cette phase initiale est essentielle pour envisager toute forme d'action collective efficace.

Les éléments déterminants

L'enquête menée a collecté de nombreuses données sur les répondants, notamment les professions des parents et les catégories socio-professionnelles, etc. Toutefois, les variables qui se sont avérées déterminantes pour comprendre le positionnement des individus vis-à-vis des enjeux du territoire sont l'âge et l'ancienneté de résidence sur celui-ci.

Plus de la moitié des répondants résident dans la région depuis plus de vingt ans, et les trois quarts y vivent depuis au moins dix ans. Ces individus, majoritairement non issus de grandes métropoles, reflètent la structure démographique typique des zones rurales.

L'aspect le plus fascinant de l'enquête concerne les termes choisis par les répondants pour décrire la Haute Vallée de l’Aude. Ces termes sont utilisés depuis plus de 10 ans par Benoit Prévost dans ses questionnaires ce qui lui permet de tracer et de comparer l'évolution de la représentation du territoire au fil du temps.

Un territoire au potentiel inexploité, aux élus peu innovant

Pour un quart des répondants, la Haute Vallée de l’Aude est perçue comme un territoire à potentiel inexploité. Cette perception est également associée à une critique de la classe politique locale, jugée peu innovante, c'est-à-dire qu'il y aura une sorte de parallèle entre le potentiel du territoire et le fait qu'il ne soit pas mis en avant par les élus.

Cette critique s'étend également aux acteurs économiques de la région, qui sont également perçus comme peu innovants. Les répondants ne semblent pas plus optimistes concernant ces derniers que pour les élus.

Ce constat n'est pas nouveau et a été observé depuis dix ans. La région est marquée par une forte défiance envers les politiques et les acteurs économiques. Une observation partagée par l'ancienne sous-préfète de l’Aude, qui, dès son arrivée, a noté le manque de dynamisme de la classe politique locale. Pour donner un exemple, lors du lancement de l'initiative du PTCE, les élus locaux n'ont pas entravé le projet, mais ils n'ont pas non plus apporté leur soutien, adoptant une attitude d'attentisme et d'observation qui est courante dans de nombreux territoires : une classe politique vieillissante qui continue de faire ce qu’elle sait faire et qui même quand ça ne marche pas, continue de le faire.

L’idée que la Haute Vallée de l’Aude est un territoire dynamique sur le plan social et culturel mais économiquement pauvre est très forte, et l’idée qu’on a un territoire rural comme les autres aussi.

Environ 16% des répondants considèrent qu’il s'agit d ‘un territoire pauvre et en déclin, une idée très présente sur le territoire. Ce sentiment de déclin peut orienter la réflexion sur les perspectives d'avenir et les acteurs à mobiliser pour une transition écologique réussie. Il est essentiel d'identifier les tranches d'âge de ces personnes car l'enthousiasme initial des nouveaux arrivants, qui perçoivent un potentiel à leur arrivée, est souvent tempéré par la réalisation que ce potentiel reste inexploité. Cette prise de conscience souligne l'importance d'une stratégie ciblée pour mobiliser et valoriser les ressources locales de manière efficace et innovante.

Après cinq années passées sur le territoire, les habitants ressentent un fort dynamisme social mais aussi une pauvreté économique marquée. Finalement la défiance à l’égard des élus et l’idée qu’on a un abandon du territoire par les politiques publiques est très forte chez les gens qui sont là depuis plus de 20 ans, ce qui correspond à la première vague de néo-ruraux.

Ce sentiment d’abandon et de scepticisme envers les élus ne se limite pas uniquement aux parents d’élèves qui ont répondu à cet enquête, mais semble se généraliser à travers le territoire, la même chose étant retrouvée dans les collectifs qui s'organisent et qui avaient déjà des représentations du territoire. Cela suggère une tendance plus large, qui mériterait d’être explorée plus avant par des enquêtes supplémentaires pour confirmer cette hypothèse.

Dans l'ordre des priorités exprimées par les parents d’élèves, les enjeux environnementaux arrivent largement derrière les enjeux économiques et de mobilité. Ce qui veut dire qu’il est difficile de faire l’impasse sur cette articulation. Cela indique qu'il est essentiel de considérer ces interactions pour aborder la transition écologique de manière efficace. La transition ne peut être dissociée des enjeux économiques du territoire, le cœur de cette économie étant l’ensemble des activités liées à l’agriculture et à l’alimentation, comme l'ont identifié de nombreux acteurs du territoire et démontré par cette enquête. Ces secteurs se trouvent ainsi au croisement des enjeux écologiques et économiques.

Depuisune quinzaine d’années, le débat sur l'écologie a souvent été polarisé autour de l'idée qu'elle serait punitive, un argument devenu plus prévalent dans le discours politique contemporain. Ce récit, initialement marginal, a gagné en influence et suggère que, malgré la reconnaissance du réchauffement climatique et des défis environnementaux majeurs, l'approche écologique serait intrinsèquement restrictive. En réponse à cette vision, les politiques néolibérales prônent des approches plus incitatives, encourageant les changements de comportement sans imposer de mesures perçues comme punitives. Cette stratégie vise à modeler les comportements par des incitations plutôt que par des contraintes, cherchant à équilibrer la nécessité d'une action environnementale urgente avec la liberté individuelle.

Les enquêtes ont également cherché à cerner les préférences des habitants concernant le type de mesures à adopter face aux défis écologiques et économiques : sont-ils enclins à favoriser des mesures incitatives ou des réglementations plus strictes ? De manière surprenante, les résultats montrent que les partisans de l'incitation sont aussi ceux qui préconisent des approches plus régulatrices. Cette tendance suggère que les clivages habituels dans le discours politique ne se retrouvent pas nécessairement au sein de la population, qui semble ouverte à une combinaison d'incitation et de régulation.

L'aspect le plus révélateur de l'enquête concerne l'opinion des répondants sur les régies municipales agricoles. Après avoir été informés de leur fonctionnement – où les pouvoirs publics acquièrent des terres et emploient des agriculteurs pour cultiver principalement pour la restauration collective – la majorité des participants se sont montrés très favorables à ce modèle, s’apparentant à du communisme municipal. Ce soutien s'explique par plusieurs facteurs : il faut des solutions qui permettent de sortir des logiques de marchandisation de l'alimentation et de la terre, salariés des agriculteurs est une solution plus fiable que de mettre en place des subventions, et que ces types de solutions sont facilement à la portée des pouvoirs politiques locaux.

Autrement dit, une majorité considère que l’alimentation est un enjeu trop crucial pour être laissée entre les mains des acteurs marchands, démontrant que l’alimentation et l’agroécologie sont la clé de voûte de la transformation sociopolitique et économique des territoires ruraux.


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